CHAPITRE III

Deux des trois lunes d’Anésia descendaient majestueusement vers l’Occident. C’étaient les plus grosses et les plus lumineuses, et leur clarté inondait si bien le paysage qu’il était presque inutile d’allumer les phares du ramp. Vingt minutes suffirent pour atteindre le but qu’Aldren ne découvrit que lorsque Karyl effectua un virage à angle droit pour quitter la petite route. Jusque-là il avait eu l’impression de se promener en pleine campagne déserte au travers des champs et des bois, et pourtant il n’était même pas sorti du district central de la cité. Le chef inspecteur stoppa devant le porche d’une villa de dimensions moyennes dont la blanche façade se découpait nettement sur le fond plus sombre des grands arbres. Aucune lumière ne brillait derrière les fenêtres, aucune non plus aux alentours et aussi loin que le regard pouvait porter.

— La plus proche habitation est à deux mille mètres dans cette direction, fit Karyl. C’est celle de ce Borgar dont je vous ai parlé. Les autres sont plus éloignées et, du reste, leurs domaines sont desservis par d’autres rues. Quel calme, n’est-ce pas ?

— Dommage qu’il ait été troublé par une regrettable explosion la semaine dernière. On y va ?

— Sonnons d’abord. On ne sait jamais…

Personne ne répondant, Karyl ouvrit la porte d’entrée pendant qu’Aldren se confiait in petto qu’Anésia était vraiment un heureux pays puisque personne ne semblait se donner la peine de verrouiller son domicile. Somme toute, n’importe qui pouvait entrer n’importe où s’il lui en prenait la fantaisie.

— Ce n’est pas toujours aussi facile, fit Karyl en répondant à sa pensée. Certains citoyens équipent leurs maisons de radars avertisseurs, mais la majorité sont comme l’était Waldo. En tout cas le passage était libre la première fois où je suis venu et il l’est toujours.

Trois pièces plus l’office au rez-de-chaussée, trois autres à l’étage : un bureau et deux chambres à coucher.

— Deux ? s’étonna Aldren. Il ne vivait donc pas toujours seul ? Si Max habitait avec lui, la piste va se compliquer. Au fait, laquelle des deux chambres était celle de Waldo ? Dans l’une comme dans l’autre les lits sont faits, personne n’y a couché pendant la dernière nuit. Ça pourrait laisser penser qu’ils étaient tous les deux au travail dans le laboratoire et qu’ils étaient tellement occupés qu’ils n’avaient plus conscience de l’heure… Mais alors, encore une fois, il y aurait eu deux cadavres et pas un seul ! Ne nous cassons pas la tête et allons voir plutôt le bureau. C’est là que nous aurons le plus de chance de trouver quelque chose.

Comme dans les autres pièces de la villa, tout dans le bureau était en ordre parfait. Trop même, ce qui éveilla aussitôt l’attention d’Aldren. L’antre d’un savant en pleine action devrait être un véritable fouillis ; l’amour du rangement ne va pas avec la passion de la recherche. Même si le maître de céans faisait appel aux soins diligents d’une femme de ménage, il ne manquerait pas de lui interdire formellement l’accès du lieu saint. Or, tout était impeccable, luisant de propreté, même les innombrables livres alignés sur les rayonnages semblaient tous à leur place au lieu de traîner au hasard sur les chaises ou le tapis, comme il aurait été normal. Après avoir vérifié d’un coup d’œil que la mémoire de Karyl était de bonne qualité et qu’il n’y avait pas le moindre coffre-fort en vue, Aldren ouvrit un à un les tiroirs du meuble central et les classeurs latéraux, contempla pensivement leur contenu.

— Nous arrivons trop tard, murmura-t-il. On a déjà fouillé partout. Ce ne serait pas par hasard l’œuvre d’un de vos collègues ?

— Absolument pas ! Qu’est-ce qui vous fait dire que quelqu’un est passé ici avant nous ?

— Essayez de vous mettre dans la peau de Waldo ou de Max. Ils sont en pleine action dans le labo à quinze cents mètres d’ici et ils ont besoin de vérifier une équation, une formule ou un détail technique. L’un d’entre eux se précipite ici, cherche les références voulues, les note précipitamment et repart. Il s’attarderait à remettre tout en place avant de courir à nouveau là-haut pour rapporter une information certainement très urgente ? Il irait même jusqu’à donner un coup de chiffon pour effacer la trace de ses doigts et passer l’aspirateur sur la moquette où ses chaussures boueuses auraient pu laisser quelques empreintes ?

— Il y a des gens qui sont maniaques de l’ordre et de la propreté…

— Bien sûr, les collectionneurs de timbres ou de scarabées par exemple. Pas les inventeurs. Prenons au hasard la première pile de documents. Toutes les chemises sont numérotées et chacune se trouve exactement à sa place, constata-t-il en les feuilletant rapidement. Ce sont d’ailleurs des archives, pas des documents actuels. Celui qui a cherché là-dedans sa pâture a tout remis en place mais il avait en même temps un si grand souci de ne rien oublier au passage qu’il a inconsciemment reclassé ce qui ne l’était pas. Ensuite il a emporté ce qu’il cherchait, s’il l’a trouvé…

— Pour un détective, Aldren, vous paraissez vous fier davantage à votre imagination qu’à un pur raisonnement déductif. On dirait presque que vous cherchez à faire entrer un troisième personnage dans cette histoire qui n’en avait qu’un seul au départ ! Et si ce Jensen était le documentaliste de Waldo ? Son rôle aurait été justement de mettre de l’ordre en classant au fur et à mesure.

— Je ne le nie pas, je me contente d’interpréter ce que je vois.

— Imagination ?

— Je préfère parler d’intuition. Une forme de liberté individuelle tout ce qu’il y a de plus typique, non ? En tout cas j’estime que nous n’avons plus grand-chose à faire ici. Tout a été passé au peigne fin.

— Une cachette derrière les rangées de livres ? hasarda Karyl.

— Pourquoi pas sous le matelas du lit ? Regardez-y si ça vous amuse. Pendant que vous y êtes, sondez aussi les classeurs. Le rideau de celui que vous venez d’ouvrir s’est arrêté à trente centimètres du sol. Il y a peut-être un double fond…

Le chef inspecteur prit la suggestion à la lettre, se mit à pousser de toutes ses forces sur la persienne mobile, la secoua dans tous les sens. Brusquement, un déclic se fit entendre, l’obstacle s’enfonça complètement, découvrant une nouvelle cavité. Aldren qui le regardait faire avec un sourire bénévole redevint subitement sérieux, attrapa son partenaire par l’épaule, tira vigoureusement en arrière.

— Surtout ne touchez pas à ça, mon vieux !

Ça, c’était une boîte oblongue noire occupant plus de la moitié du casier secret. La face intérieure de l’objet portait pour seul ornement un cadran entouré de deux boutons. Il se mit à genoux pour l’examiner de plus près, émit un profond soupir, se releva en brossant machinalement ses genoux.

— Il semble que la chance soit tout de même de notre côté, ce soir, articula-t-il lentement. Ou je me trompe fort, ou ceci est une bombe équipée d’un détonateur réglable. Ça pète au moment où l’on entre dans la pièce à moins que ce ne soit réglé pour le faire un peu plus tard, quand les intrus sont en pleine exploration. De toute façon, à en juger par les dimensions, la charge doit être suffisante pour que toute la villa parte en petits morceaux. Ce serait un rude coup pour vos statistiques…

— Eh bien !… murmura Karyl. C’est pour ça que Waldo n’avait pas de protection extérieure ! Il trouvait plus simple de laisser entrer les cambrioleurs quitte à les faire sauter avec tout le reste quand ils seraient dedans ?

— D’après vos propres dires, il était constitutionnellement libre de le faire si ça lui plaisait. Demandez-moi plutôt pourquoi le truc n’a pas fonctionné, pas plus lorsque vous êtes venu la première fois que maintenant.

— Le mécanisme n’est pas activé ?

— Juste. La commande de sécurité était sur « inerte ». On ne vous a jamais enseigné l’art du déminage ? À mon avis, Waldo avait installé ce dispositif à tout hasard, toutefois il n’a pas cru utile de l’activer lors de la nuit du drame. Donc il avait des raisons de penser qu’aucune visite importune ne se produirait cette nuit-là, ou bien que s’il y en avait une quand même, il n’y voyait aucun inconvénient.

— Ou tout bêtement qu’il avait eu la sagesse de couper le circuit de peur de se faire sauter lui-même dans un moment d’inattention. De toute façon nous n’avons pas avancé d’un millimètre.

Au tout dernier moment, Aldren fit quand même une découverte qui aurait pu être intéressante. En soulevant machinalement le sous-main du bureau, il vit s’en détacher une enveloppe qui flotta gentiment dans l’air pour atterrir à ses pieds. Il la ramassa, lut la suscription : « Pour Max ». Il l’ouvrit, haussa les épaules. L’enveloppe était vide…

* *
*

Aldren et Karyl ne s’accordèrent que quelques heures de sommeil et se remirent à l’œuvre dès le début de la matinée. Les résultats de l’enquête nocturne n’étaient guère encourageants ; ils ne faisaient en somme que poser quelques points d’interrogation supplémentaires. Néanmoins ils contribuèrent à donner corps à un détail de première importance. Ce mystérieux Max Jensen mentionné par Waldo dans sa lettre préliminaire au Bureau des brevets fédéraux prenait de la consistance ; il existait bel et bien et devait certainement se trouver quelque part dans Anésia. Sinon pourquoi Waldo aurait-il laissé derrière lui une lettre à son intention ? L’adresse était bien de son écriture, Aldren l’avait vérifié en comparant avec les spécimens de courrier dont il s’était muni à toutes fins utiles. Le fait que l’enveloppe soit vide n’était qu’accessoire : Max avait pu la fourrer dans sa poche après l’avoir lue. C’était peut-être aussi tout bonnement une délégation de pouvoirs ? Un testament en bonne et due forme, pourquoi pas ? Ce qui comptait était sa matérialité et la probabilité que le destinataire soit toujours quelque part dans les parages.

Les heures qui suivirent furent consacrées à la pure routine professionnelle mais combien épuisante… Les deux partenaires s’étaient installés dans le bureau personnel de Karyl, dans le département administratif du Centre de district, afin de pouvoir disposer de tout un standard téléphonique et se partager la tâche d’éplucher la longue liste des Jensen, que l’initiale de leurs prénoms soit un M ou une autre lettre. Un diminutif intime peut très bien être tout différent du véritable patronyme : Richard devient Dick pour ses copains ou William, Bill. Le plus empoisonnant, c’étaient ces fichues règles anésiennes ! On ne pouvait pas se permettre d’attaquer de but en blanc : « Monsieur Jensen ? Ici police ! Connaissiez-vous feu le physicien Waldo et si oui quelle était la nature de vos rapports avec lui ? » L’interlocuteur aurait raccroché aussi sec, horrifié par une atteinte aussi directe et aussi scandaleuse à sa liberté individuelle. Il fallait à chaque fois imaginer toutes sortes de prétextes, de circonlocutions pour l’amener en douceur à parler de ses activités, de ses relations et de son intérêt éventuel pour la recherche scientifique. Quant à lui rendre visite chez lui, c’était pratiquement impossible, il n’aurait pas facilement accordé le droit d’accès dans son domaine à un inconnu ; sans oublier que, rebondir sans arrêt d’un bout à l’autre d’une cité de soixante-dix mille kilomètres carrés aurait pris un bon mois à plein temps. Même par l’intermédiaire des ondes, il était déjà trois heures de l’après-midi quand ils arrivèrent au bout de la dernière page. Aucun Jensen du répertoire n’était celui qu’ils cherchaient…

— Conclusion, émit Aldren d’une voix rauque de fatigue, notre Max n’a pas de domicile personnel. Il habite dans un hôtel ou une pension, ou tout simplement chez un ami…

C’était l’impasse. Il ne restait plus qu’à repartir dans une autre direction : diffuser par exemple des annonces dans l’intérêt des familles… De toute façon les deux partenaires en avaient plus qu’assez pour la journée ; tenter de réfléchir lorsqu’on a l’estomac creux et le gosier desséché ne conduit qu’à faire des bêtises.

— Il n’est plus l’heure du déjeuner et pas encore celle du dîner, fit Karyl, mais je me sens de taille à absorber les deux à la fois tout de suite ! On retourne dans le même restaurant qu’hier soir où on commande un menu pour quatre ?

— Avec quelques suppléments à la carte, ça pourra aller. Je me souviens aussi d’avoir aperçu juste à côté l’enseigne d’un supermarket toutes catégories, j’y passerai ensuite. Je voyage toujours avec le strict minimum de bagages, et de la façon dont les choses se présentent, je suis là pour un bon bout de temps. Il va me falloir du linge de rechange et pas mal d’autres petites choses…

À quoi tient la destinée !… Si Aldren n’avait pas été un errant professionnel doublé d’un bohème impénitent, mais un sage bureaucrate méthodique, il se serait fait accompagner d’une grosse malle-cabine contenant tout ce qui pourrait lui être nécessaire en vêtements, objets de toilette et autres impedimenta au lieu d’arriver pratiquement les mains dans ses poches. Il n’aurait pas été obligé d’aller traîner le long des rayons d’un grand magasin – chose qu’il détestait par-dessus tout – et la chance, l’unique chance sur quatre-vingt mille, ne lui aurait pas souri. Un don du hasard et qui s’appelait Vancia.

* *
*

Elle était jeune et jolie, mieux que jolie d’ailleurs : délicieuse à croquer, avec la lumineuse broussaille de ses cheveux blonds, ses grands yeux verts pétillant de joie de vivre, son petit nez retroussé, ses lèvres douces encadrées d’adorables fossettes. Elle atteignit la caisse en même temps qu’Aldren et Karyl qui s’effacèrent poliment pour lui livrer passage, déposa ses achats sur le comptoir.

— Voici ma carte de crédit, fît-elle. Je n’ai pas encore de compte ouvert ici, c’est l’occasion de faire le nécessaire. J’habite le bungalow 34 du groupe Excelsior et mon nom est Vancia Jensen.

Aldren sursauta. Encore Jensen – une et pas un, cette fois – et qui n’était évidemment pas sur l’interminable liste fastidieusement exploitée depuis le matin, puisqu’elle était locataire dans un ensemble hôtelier. Le même du reste que celui où il était descendu. C’était une étonnante coïncidence qui, pour un aventurier comme lui, avait presque la valeur d’un signe. Il va de soi que s’il s’était agi d’un noble vieillard à barbe blanche, l’agent spécial aurait facilement contrôlé l’irrésistible impulsion qui s’emparait de lui, mais une aussi mignonne créature et qui par surcroît venait de se révéler une proche voisine, l’occasion était trop tentante.

— Occupez-vous du règlement de mes emplettes, murmura-t-il à l’adresse de Karyl. Je vais essayer de faire la connaissance d’un membre de la tribu des Jensen autrement que par téléphone…

— Aborder cette jeune fille ? tenta de protester le chef inspecteur. C’est absolument contraire aux usages !

Aldren était déjà trop loin pour entendre, il rattrapa Vancia à mi-chemin du parking, effleura du doigt son épaule pour attirer son attention.

— Pardonnez-moi, mademoiselle. Je crains que le fait de vous aborder ainsi ne soit excessivement impoli, mais je ne suis qu’un étranger, ignorant des coutumes de la civilisation anésienne. Je n’ai probablement pas le droit de vous adresser la parole avant de vous avoir été officiellement présenté ?

Les iris émeraude se tournèrent vers les siens avec un éclat de courroux qui s’adoucit très vite en détaillant le visage bronzé qui se penchait vers eux avec un franc sourire.

— C’est tout à fait incorrect, convint-elle après une légère hésitation. Mais puisque vous n’êtes pas d’ici, c’est peut-être une circonstance atténuante… Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

— Mon nom est Aldren. Je suis un Terrien du Centaure. Ma profession est en rapport avec la recherche scientifique. C’est d’ailleurs ce qui m’amène sur Anésia, précisa-t-il en voyant la brusque lueur d’intérêt qui brilla dans les yeux de Vancia.

— Enchanté de vous connaître, murmura-t-elle poliment. Êtes-vous venu pour étudier les facteurs ethnologiques de notre race et plus particulièrement ceux des jeunes filles qui se promènent toutes seules ?

La note d’humour plut à Aldren qui accentua son sourire.

— Si cela était, je suis prêt à déclarer que je viens de trouver le plus parfait des échantillons de l’espèce en question et que pour rien au monde je ne tenterais d’en sélectionner un autre. Ma répréhensible conduite a une autre cause, j’ai involontairement écouté votre conversation avec la caissière du marché tout à l’heure. C’est ainsi que j’ai appris que vous vous appelez Jensen et c’est précisément un Jensen que je suis venu rencontrer ici. Par malheur je ne possède pas son adresse, je sais seulement qu’il est un proche collaborateur du grand physicien Waldo. Vous avez peut-être entendu parler de ce célèbre savant qui vient de disparaître dans de tragiques circonstances ?

Le fin visage de Vancia se durcit subitement, ses pupilles se rétrécirent.

— Continuez ! fit-elle d’une voix sèche. Je connais en effet la nouvelle. Mais qu’est-ce qui a pu vous faire croire qu’elle pouvait me concerner ? Il y a des centaines de Jensen dans la cité !

— Je ne le sais que trop bien ! Trouver le bon dans cette foule est une véritable gageure ! À moins que le hasard ne me vienne en aide ? Si, par exemple, je tombais du premier coup sur quelqu’un qui le connaisse, une parente, une cousine, une sœur peut-être… Comprenez-moi !

Les traits de la jeune fille se détendirent. Elle hocha la tête, parut s’abîmer dans une profonde réflexion. Enfin le sourire revint sur ses lèvres.

— Il paraît qu’il y a des gens auxquels la chance sourit plus souvent qu’aux autres…, émit-elle d’un ton rêveur. Si vous m’invitiez à boire un jus de fruits à la terrasse de ce bar en face de nous ? Ce serait moins fatigant que de bavarder debout au milieu de la place…

Le chef inspecteur demeuré jusqu’alors à l’écart s’approcha dès qu’ils furent assis. Aldren le présenta brièvement à la jeune fille.

— Mon ami Karyl. L’Administration anésienne a eu la gentillesse de le charger de me servir de guide et de mentor sur cette planète. De m’éviter en somme de mal me conduire, de manquer aux usages, ce que je me suis du reste empressé de faire pendant qu’il regardait ailleurs. Mais, en sa qualité de haut fonctionnaire anésien, il vous confirmera que je suis un gentleman sérieux et que mes intentions sont honnêtes.

La jeune blonde fronça une seconde les sourcils, haussa les épaules, s’humanisa à nouveau en se tournant vers Aldren.

— Je vous écoute, dit-elle. Pour quelle raison recherchez-vous Max ?

Posément, le délégué du Bureau des brevets fédéraux lui exposa toute l’histoire. La lettre de prise de date et son codicille, l’importance du dossier qui devait la suivre, la déduction logique découlant du fait que, puisqu’il y avait eu deux inventeurs et seulement un défunt, l’autre était toujours vivant et connaissait le secret du transfert instantané de l’énergie.

— Je comprends…, émit la jeune fille. Je veux bien vous dire tout ce que je sais, malheureusement je crains que ça ne vous aide pas beaucoup. Il faut que vous sachiez qu’il y a plus de trois ans que j’ai quitté Anésia et je viens seulement d’y revenir. Pendant tout ce temps je me trouvais à Nya-Skandia de Persée où je poursuivais mes études à l’Université Linné. Pas dans la section physique, je suis nulle en math. Les sciences naturelles m’intéressent beaucoup plus, la botanique en particulier : j’aime les arbres et les fleurs. J’ai décroché une licence de phytologie…

— Vous aurez sûrement beaucoup de succès dans la décoration florale. Vous n’aviez donc guère de contacts réels avec votre pays pendant ce temps. Connaissiez-vous déjà Waldo avant de partir ?

— Oui. Mais indirectement. Il m’est arrivé de le rencontrer à l’occasion…

— Par l’intermédiaire de Max ?

— C’est ça. Lui, il habitait dans la villa.

— En tant que collaborateur, c’était normal.

Vous savez que la maison est vide depuis… depuis l’accident ?

— C’est ce que j’ai découvert le premier jour ; je m’y suis rendue tout droit en quittant l’astrogare. Personne… À ce moment-là, j’ignorais l’explosion du laboratoire, on ne le voit pas depuis la villa, il est caché par la pente du plateau. J’ai donc décidé de louer le bungalow en attendant et c’est seulement le lendemain que j’ai tout appris. Depuis, j’attends…

— Vous attendez quoi au juste ?

— Que Max me donne de ses nouvelles, voyons ! J’avais annoncé la date de mon retour et l’Excelsior est le seul endroit convenable où je pouvais me loger avant de choisir un domaine personnel parmi tous ceux qui sont disponibles dans le plan d’extension.

— Vous pouviez partager le sien ?

— Lui non plus n’avait pas encore demandé d’attribution, à ma connaissance du moins. Il n’en avait pas besoin grâce à Waldo.

— Dommage qu’il ait quitté ce domicile aussi brusquement et sans laisser d’adresse ! Où peut-il bien se trouver actuellement ?

— Je n’en sais rien ! articula Vancia d’un ton presque violent. Vous voulez le trouver ? Cherchez-le, je ne demande que ça !

— Et si le cadavre du labo était le sien ?

— Alors où serait Waldo ? Je suis absolument certaine que Max est vivant. Aussi vivant que moi-même, personne ne peut le savoir mieux que moi !

— Si vous nous précisiez ce que ce Max est exactement pour vous, intervint aimablement Karyl, ça nous aiderait peut-être à mieux vous comprendre ?

— Je ne vous l’ai pas dit ? Je croyais… Max est mon frère jumeau.

Cette révélation inattendue expliquait effectivement l’attitude de la jeune fille et sa tranquille confiance dans le destin de Max Jensen. Nul n’ignore l’existence de liens affectifs particuliers entre deux jumeaux. Une véritable symbiose psychosomatique ; leurs comportements physiologiques ou sociaux sont parallèles, ils subissent les mêmes maladies ou les mêmes accidents aux mêmes moments, leurs évolutions sont identiques. La syntonisation est particulièrement frappante sur le plan psychique, même lorsqu’ils ne sont pas vraiment homozygotes, ce qui était le cas, puisque de sexes différents. Si l’un des deux meurt et surtout dans d’aussi tragiques circonstances, l’autre éprouve de façon immédiate la conscience de cette perte, c’est une certitude physique. Comme si un chirurgien venait de couper la moitié de son corps et de son âme… Si Vancia affirmait que son frère était vivant, elle ne pouvait pas se tromper.

Donc le cadavre du laboratoire était bien celui de Waldo. Mais, par toutes les entités du Cosmos, pourquoi Max avait-il disparu ? Parce qu’il savait comment et pourquoi son patron était mort et qu’il redoutait de partager son sort ? Il y aurait eu meurtre et non pas accident ? Aldren réprima un sourire : sa mission allait devenir vraiment intéressante…

Il n’en demeurait pas moins que la piste qui, l’instant d’avant, semblait riche en promesses, s’interrompait d’un seul coup avant même d’avoir commencé. Évidemment la miraculeuse rencontre de Vancia n’était pas sans importance, elle apportait d’utiles précisions et la blonde naturaliste constituait le seul lien possible avec le disparu. Peut-être lui donnerait-il de ses nouvelles ? Il fallait demeurer en contact constant avec elle ; d’ailleurs elle fut la première à le suggérer. Elle aussi tenait absolument à retrouver Max, rien n’était plus normal et, puisque Aldren et Karyl poursuivaient le même but, elle était prête à participer à l’enquête, elle l’exigeait presque. Aldren ne demandait pas mieux ; si quelqu’un pouvait « flairer » la trace de Max, c’était bien sa sœur jumelle. Et puis, travailler avec une aussi jolie partenaire était une fort agréable perspective… On s’y mettrait dès demain.

Avant que chacun regagne son logis, le chef inspecteur posa une dernière question.

— Un dernier détail, s’il vous plaît, mademoiselle Vancia. Vous êtes descendue à l’hôtel lorsque vous avez constaté l’absence de votre frère. N’avez-vous donc pas d’autre famille à Anésia ? Vos parents ?

La jeune fille soupira.

— Je n’ai plus de parents… Je veux dire : plus à Anésia. Mon père est parti il y a dix ans ; il aimait l’aventure. Il s’est joint à une équipe de prospecteurs de planètes vierges. Aux dernières nouvelles, il était quelque part du côté de Virgo. Ma mère serait restée plus longtemps si elle n’était pas tombée amoureuse d’un touriste de passage. Elle est très jolie, bien plus que moi ; ça devait arriver tôt ou tard… En somme je suis pratiquement orpheline. De toute façon, je devais partir moi aussi pour Nya-Skandia poursuivre mes études, il n’y avait pas de problème. Maintenant non plus, puisque je suis majeure et capable de voler de mes propres ailes.

— Avec le concours de Max quand nous l’aurons retrouvé ? sourit Aldren.

— Max ? Ah oui bien sûr !… Surtout s’il hérite des royalties de Waldo. Il sera très riche, n’est-ce pas ?…

* *
*

La nuit était venue et chacun regagna son domicile après avoir convenu de se retrouver le lendemain matin pour dresser d’un commun accord le plan de bataille. Aldren se coucha presque aussitôt afin de récupérer son compte de sommeil ; cependant il ne parvint pas à s’endormir tout de suite, l’image de Vancia s’attardait dans son esprit. Curieuse fille, en vérité… Elle rentrait d’un long séjour dans un monde étranger et sous des cieux totalement différents de ceux de son enfance, pour se retrouver absolument toute seule, sans foyer ni relations. Le seul appui sur lequel elle pouvait compter était son frère et celui-ci avait mystérieusement disparu juste avant qu’elle ne débarque à l’astroport, sans lui laisser le moindre message, la plus petite indication sur les raisons qui l’avaient poussé à prendre le large.

En fait, il demeurait toujours possible que le cadavre du laboratoire soit le sien. L’intuition fraternelle est une belle chose mais elle n’équivaut pas à une certitude matérielle. Pourtant il n’y avait visiblement pas la moindre trace d’inquiétude en elle. Elle avait tranquillement loué son petit cabanon, faisait sagement ses courses, attendait sans impatience… Quoi au juste ? Elle devait tout de même bien se douter que la désintégration du laboratoire avait fait du bruit à tous les sens du mot et qu’une enquête devait obligatoirement être en cours ! Pourquoi ne s’était-elle pas précipitée immédiatement aux autorités du district pour au moins s’informer ? Se faire connaître, exiger d’être tenue au courant…

Bien sûr, lorsque Aldren l’avait interceptée, elle avait accepté sans réticence de participer aux recherches. Seulement la rencontre avec les détectives avait été le fait du pur hasard ; un simple décalage d’une minute ou deux aurait suffi pour qu’elle ne se produise pas. En ce cas elle aurait continué à ne pas bouger ? Ou bien fallait-il supposer qu’elle en savait plus long qu’elle ne l’avait avoué, qu’elle mentait en affirmant qu’elle ignorait ce que Max avait pu devenir ? Si l’on admettait que Max lui ait expédié, avant même qu’elle ne quitte Nya-Skandia, un hypergramme pour lui résumer ce qui s’était passé et pourquoi il ne serait pas là pour l’accueillir, le comportement de la jeune fille devenait beaucoup plus clair. Mais pourquoi ne pas l’avouer franchement ? Que pouvait-elle craindre ?…

De toute façon il finirait bien par le découvrir. Quand et comment, c’était une autre affaire, puisque l’enquête était pour le moment au point mort. Toutefois la chance daignerait peut-être se manifester une seconde fois ?

Elle le fit dès le lendemain matin. Aldren finissait à peine de s’habiller quand le ramp de Karyl stoppa devant sa petite villa. Le chef inspecteur entra, lui serra la main avec un large sourire.

— Je croyais que nous devions nous retrouver au Centre de district ? s’étonna Aldren.

— J’ai préféré venir vous chercher en avance. Il y a du nouveau. Je ne sais pas ce que ça donnera, mais il faut aller voir ça le plus tôt possible.

— Un second cadavre ?

— Manquerait plus que ça ! C’est beaucoup moins dramatique. Waldo possédait un rov personnel.

— Un de ces super-avions de grand raid ? Qu’y a-t-il d’étonnant ? Il était sûrement assez riche pour s’offrir toute une escadrille si ça lui faisait envie. Au fait, vous ne saviez pas qu’il en avait un ? Pardon, j’allais oublier que l’immatriculation d’un aéronef serait contraire à la sacro-sainte liberté individuelle…

— Vous faites des progrès. D’ailleurs ce n’est pas le fait qu’il était propriétaire d’un rov qui compte, mais seulement la date où cet appareil a servi pour la dernière fois. Il a décollé dans la soirée du treize juin et il a réintégré son hangar à l’aube du quatorze.

— Pendant la nuit du… ?

— Précisément. La nuit où le laboratoire a sauté.

Pour une nouvelle, celle-là était de taille. Ainsi le physicien aurait éprouvé le besoin d’aller se promener dans la nature et admirer le clair des lunes pendant que son cher lieu de travail se changeait en feu d’artifice. Les restes humains découverts dans les décombres n’étaient donc pas les siens, ce qui ne faisait d’ailleurs que déplacer le point d’interrogation. Mais alors pourquoi ne s’était-il pas montré aussitôt après avoir constaté le désastre ? C’était lui maintenant qui se cachait comme un coupable ? C’était à se cogner la tête contre les murs !

Les partenaires se rendirent aussitôt chez Vancia qu’ils trouvèrent au moment où elle allait monter dans son propre ramp. Aldren la mit au courant avec ménagement, car enfin, si Waldo était vivant, c’était Max qui était mort. La jeune fille se contenta de secouer la tête d’un air buté.

— Je vous répète que Max ne peut pas être mort ! Je l’aurais su à l’instant même. Et puis, êtes-vous vraiment sûrs que c’était Waldo qui pilotait le rov ? Toutes les manœuvres sont contrôlées par un ordinateur, il n’y a pas besoin de sortir de l’école de l’Air pour se servir de cet engin. Même moi je peux le faire !

Remarque fort juste et dont l’intérêt s’accrut lorsqu’ils arrivèrent sur le terrain et questionnèrent l’homme qui avait fourni l’information. C’était un mécanicien chargé de l’entretien du parc des rovers et qui était, mieux que tout autre, capable de les identifier et de connaître leurs propriétaires.

— Je sais que j’aurais dû parler plus tôt, fit-il, seulement je ne savais pas qu’il y avait une enquête et, du reste, je n’avais pas fait le rapprochement. C’est seulement ce matin que le commissaire Nils m’en a causé et que tout ça m’est revenu.

— Mieux vaut tard que jamais, grogna le chef inspecteur. Vous connaissiez personnellement le physicien Waldo ?

— Mais bien sûr ! Un homme sympa et pas fier du tout malgré sa célébrité. Généreux, aussi…

— C’est bien lui que vous avez vu monter à bord, décoller et ensuite rentrer ? À quelles heures exactement ?

— Ça, je peux pas dire. Tout ce que j’affirme, c’est que le treize, lors de ma tournée de quinze heures, le rov était là, à sa place. Quand je suis repassé à vingt heures, il n’y était plus. Pas davantage à cinq heures du matin le quatorze ; le propriétaire du taxi d’à côté m’avait tiré du lit parce qu’il s’imaginait que la réserve de jus du réacteur baissait, alors qu’il en avait encore pour au moins cent ou cent cinquante heures. Le rov de M. Waldo était toujours absent. C’est seulement quand j’ai repris mon service à huit heures que j’ai vu qu’il était rentré. Même pas rentré dans le hangar, d’ailleurs, simplement posé sur le tarmac.

— En somme, vous n’avez pas vu qui s’en est servi ?

— Qui voulez-vous que ce soit ?

— Passons. Donc il est parti entre quinze et vingt heures et il est revenu le lendemain entre cinq et huit. Ça laisse de la marge…

— En tout cas, émit Aldren, il semble qu’au retour il était bien pressé puisqu’il n’a même pas pris le temps de garer son rov. C’était son habitude ?

— Non, monsieur. Personne ne laisse son rov dehors et encore moins lui. Ça n’arrive que lorsqu’on prolonge son séjour dans le bled et qu’on ne veut pas qu’il reste tout ce temps-là sous la pluie ou la neige ; alors on le renvoie en automatique et on le rappelle ensuite quand on veut revenir. Le grand pylône qui se dresse en bout d’axe du terrain est là pour ça, c’est l’émetteur d’autoguidage de rentrée. Mais peut-être vous venez d’une planète rétrograde où l’on se sert encore d’avions à hélice, où l’on navigue à l’estime comme dans l’Antiquité ? termina-t-il en considérant Aldren d’un air intrigué.

— Même pas, mon vieux. Chez nous, on en est encore à voyager en se balançant de liane en liane au travers de la forêt. Merci de vos précieux renseignements et au plaisir de vous revoir bientôt ; vous pouvez retourner à vos occupations.

Le mécano s’éloigna sans insister pendant que ses questionneurs s’approchaient du rov de Waldo. Aldren fit coulisser la porte de l’habitacle, examina de biais le poste de pilotage.

— Un tableau de bord ultra-simplifié, murmura-t-il ; c’est normal puisque l’automatisme règne en maître. Dommage, j’espérais qu’on pourrait en tirer des informations utiles sur la distance parcourue et le cap suivi, mais je ne vois rien qui ressemble à un enregistreur.

— Il y a une mémoire dans l’ordinateur de pilotage, répondit Karyl ; mais elle ne concerne que la dernière référence de vol qu’on lui a dictée, pas les données antérieures, ce serait illégal. Elle pourra seulement nous dire de quelle direction le rov revenait, ce sera beaucoup mieux que rien. Toutefois il va falloir démonter tout le bloc central pour l’extraire et emporter le cristal au centre afin de le lire…

— En tout cas, Aldren, intervint Vancia d’un ton moqueur, vous voyez maintenant ce que je voulais dire en prétendant que n’importe qui peut se servir d’un rov. Ça vole tout seul… Regardez, souligna-t-elle en grimpant lestement à bord et en s’asseyant sur le siège. Ça, c’est la manette de contact, ça, celle du réacteur, ce levier à secteur enclenche la programmation voulue ; cette barre oblique terminée par une poignée…

La phrase fut coupée net par un sourd ronflement dont le volume sonore s’accrut presque instantanément, rendant imperceptible le claquement de la porte qui se réencastrait dans son logement. Le rov pivota sur lui-même, Karyl et Aldren reculèrent instinctivement pour éviter d’être balayés par le souffle des tuyères de décollage, contemplèrent bouche bée l’appareil qui s’élevait avec une vertigineuse accélération, arrondissait rapidement sa montée, fonçait vers le sommet des collines, disparaissait…